Noé et le défilé de bateaux
Hier soir, pique nique sur les bords de Seine / scène tendance FNAC : occasion non manquée de comprendre mieux Noé, de lui formuler d'amers reproches puis excuses devant l'étendue flagrante des efforts qu'il consent pour moi. Ingrat !
Trois amis attendaient, nous arrivons. La conversation monte de deux crans soudainement, un cran en vélocité, un cran en sonorité. Je m'engage sur la voie(x) d'accélération, je m'intègre dans le flux. Quatre autres arrivent, s'engagent, atteignent rapidement la vitesse de circulation minimum.
M et Noé restent sur le côté, impuissant devant un tel défilé. Ils discutent quelque temps entre spectateurs.
Noé craque et va téléphoner à ses amis. Dans quelques jours, il part à Edimbra. Excuse exquise pour moi que je m'empresse de servir (Mais non, il ne vous déteste pas). De toute façon, pas le sujet. La conversation va trop vite pour que l'on s'intéresse aux auto stopeurs.
23 h : il insiste, nous partons, emmenant du même coup B. qui tourne en rond dans sa tête cette histoire toujours identique, chaque fois différente... inlassablement. Noé se tait. Il marche. Nous quittons B. devant la Salpétrière. La tragédie commence.
Rue de Seine de Prévert : Pierre, dis moi la vérité, question stupide et grandiose. Nous rejouons un acte manqué de cet émouvante scène de rue. Noé, met toi à ma place. Dilemme : qu'il ne vienne pas et le doute s'insinue dans les esprits amis (nous méprise-t-il ?) qu'il vienne et il reste condamné au silence, à la contemplation débouchant sur une implacable envie de s'enfuir.
Il était venu pour moi, je lui ai repproché d'être venu.
Ingrat.
Rue de Seine, Jacques Prévert
Rue de Seine dix heures et demie
le soir
au coin d'une autre rue
un homme titube… un homme jeune
avec un chapeau
un imperméable
une femme le secoue…
elle le secoue
et elle lui parle
et il secoue la tête
son chapeau est tout de travers
et le chapeau de la femme s'apprête à tomber en arrière
Ils sont très pâles tous les deux
l'homme certainement a envie de partir…
de disparaître… de mourir…
mais la femme a une furieuse envie de vivre
et sa voix
sa voix qui chuchote
on ne peut pas ne pas l'entendre
c'est une plainte…
un ordre…
un cri…
tellement avide cette voix…
et triste
et vivante…
un nouveau-né malade qui grelotte sur une tombe
dans un cimetière l'hiver…
le cri d'un être les doigts pris dans la portière…
une chanson
une phrase
toujours la même
une phrase
répétée…
sans arrêt
sans réponse…
l'homme la regarde ses yeux tournent
il fait des gestes avec les bras
comme un noyé
et la phrase revient
rue de Seine au coin d'une autre rue
la femme continue
sans se lasser…
continue sa question inquiète
plaie impossible à panser
Pierre dis-moi la vérité
Pierre dis-moi la vérité
je veux tout savoir
dis-moi la vérité…
le chapeau de la femme tombe
Pierre je veux tout savoir
dis-moi la vérité…
question stupide et grandiose
Pierre ne sait que répondre
il est perdu
celui qui s'appelle Pierre…
il a un sourire que peut-être il voudrait tendre
et répète
Voyons calme-toi tu es folle
mais il ne croit pas si bien dire
mais il ne voit pas
il ne peut pas voir comment
sa bouche d'homme est tordue par son sourire…
il étouffe
le monde se couche sur lui
et l'étouffe
il est prisonnier
coincé par ses promesses…
on lui demande des comptes…
en face de lui…
une machine à compter
une machine à écrire des lettres d'amour
une machine à souffrir
le saisit…
s'accroche à lui…
Pierre dis-moi la vérité.